Le jeune poète Thomas Ioannou, se penche sur la poésie de Constantin Cavafis. Ce un texte a paru dans la revue poétique en ligne e-poema.eu qui a consacré un dossier au grand poète d'Alexandrie.
Thomas Ioannou est l'auteur du recueil Ippokratous 15, qui a reçu le Prix National du Jeune Auteur en 2012 et qui paraîtra prochainement aux Éditions Desmos, en édition bilingue.
Imperceptiblement
Thomas Ioannou
Cavafis ne vous jette pas sa grandeur au visage. Il mise plutôt sur un consentement sous-jacent. C'est pourquoi il ne vient pas s'imposer par la force, mais vous laisse de l'espace, en vous parlant un peu comme cela… essaie tant que tu peux… Il sait dissimuler son arrogance avec maestria. Il savait qu'on ne comptabiliserait pas ce poème dans la somme totale, et il a pris soin de le tenir caché, de son vivant. Nous-mêmes, les plus jeunes, qui lisons inévitablement Cavafis sous un angle plus ou moins distordu par les études cavafiennes et sous le poids du mythe, nous avons du mal à nous convaincre de sa qualité. En proie au doute, nous nous pinçons pour vérifier que nous sommes bien réveillés et non endormis dans quelque lassante salle de classe. Nous réalisons que nous nous ennuyons au cours de cette promenade dans des vers qu'on dirait échappés d'une conversation banale. Cependant, Cavafis préfère le lecteur-victime au lecteur endormi. Il parle à voix basse pour ne pas troubler la béatitude de vos certitudes. Il va presque dans votre sens. Mais il vous encercle méthodiquement, tisse, fil à fil, la toile qui vous emprisonnera. Il se dépose à vos côtés sans bruit – comme une valise oubliée – et vous finirez bien par examiner ce cadeau imprévu, poussé par la curiosité. Ce petit cadeau s'avérera être une bombe à retardement camouflée qui passera à travers tous les contrôles de sécurité, traversera même cette frontière de la peau et commencera à grandir en vous, telle une ombre menaçante.
Telle une substance que l'on respire presque inconsciemment et qui est devenue une présence dérangeante.
Une substance comme le monoxyde de carbone. Le monoxyde de carbone est un produit à combustion incomplète. Il est rare que la nature contienne suffisamment d'oxygène pour aboutir à une combustion complète car l'imperfection est la règle dans la nature. Cette imperfection qui détermine la condition humaine constitue le matériau premier de la poésie de Cavafis.
Cavafis ressemble donc un peu à du monoxyde de carbone. Il flotte dans une atmosphère singulière, inodore et sans couleurs. Vos sens ne le perçoivent pas et il se fait peu à peu toxique, jusqu'à vous asphyxier. Alors apparaissent sur votre corps des hypostases cadavériques rouge cerise qui sont peut-être les preuves les plus tangibles du danger que vous avez affronté car elles témoignent de votre empoisonnement par cette substance sournoise, elles attestent de votre exposition à la singularité existentielle de Cavafis.
Cette asphyxie se déroule progressivement et le lecteur se retrouve emprisonné entre les murs de la poésie cavafienne, tandis qu'il se promène avec insouciance dans une poésie sans aspérités apparentes, dévie vers de hautes altitudes où l'oxygène se fait dangereusement rare. Désorienté, il devient à jamais un disparu entre les points de suspension de la poésie de Cavafis, un prisonnier des hauteurs horizontales du poète d'Alexandrie.
En définitive, c'est cet « imperceptiblement » qui fait de Cavafis un poète essentiel, donc mortellement dangereux.
Traduction : Clio Mavroeidakos
Autant que possible (1913)
Et si tu ne peux pas mener la vie que tu veux, essaie au moins de faire en sorte, autant que possible: de ne pas la gâcher dans trop de rapports mondains, dans trop d’agitation et de discours.
Ne la galvaude pas en l’engageant à tout propos, en la traînant partout et en l’exposant à l’inanité quotidienne des relations et des fréquentations, jusqu’à en faire une étrangère importune.
Traduit par Dominique Grandmont in Constantin Cavafis, En attendant les barbares et autres poèmes, Paris, Gallimard, NRF Poésie, 2003.
Όσο Mπορείς (1913)
Κι αν δεν μπορείς να κάμεις την ζωή σου όπως την θέλεις, τούτο προσπάθησε τουλάχιστον όσο μπορείς: μην την εξευτελίζεις μες στην πολλή συνάφεια του κόσμου, μες στες πολλές κινήσεις κι ομιλίες. Μην την εξευτελίζεις πηαίνοντάς την, γυρίζοντας συχνά κ’ εκθέτοντάς την στων σχέσεων και των συναναστροφών την καθημερινήν ανοησία, ώς που να γίνει σα μια ξένη φορτική.
Ποιήματα 1897-1933