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Photo du rédacteurEditions Librairie Desmos

Les oliviers de Magnésie, par Clara Tobal

« ...Perchè l'ironia - e qui parlo anche per me

e lo dico alle orecchie fini – l'ironia è una

forma di amore indiretto, è l''amore piu pudico,

l'amore piu geloso... »

Alberto Savinio, « Introduzione »,

in Luciano di Samosate, Dialoghi e saggi,

Settembrini, Milano, 1944.

S'il y avait un Esprit de l'Olivier, c'est Barba Triandaphyllos - Oncle La Rose - qui devrait l'incarner. Mais a-t-il jamais existé, l'Esprit de l'Olivier, au même titre que celui du Blé, de la Vigne? Trouve-t-on la trace, dans les antiques rites agraires - perpétués parfois jusqu'à nos jours, - de pratiques propitiatoires, religieuses ou magiques, assurant qu'à la prochaine récolte, les branches ploieraient jusqu'à terre, sous le poids des fruits? Les savants anthropologues, archéologues, linguistes, mythologues, ont sans nul doute des réponses assurées à fournir à cette interrogation. Mais n'est-il pas permis aussi de librement conjecturer? Le blé disparaît totalement, laissant la terre brune déserte. Quant à la vigne, où sont quand vient l'hiver sa souple exubérance, ses grappes lourdes et douces, qui les reconnaîtrait dans ces rnoignons secs et sans vie? Ne va-t-on pas, bientôt , manquer de vin, surtout de pain?

L'olivier, lui, ne donne pas de ces alarmes. Nul besoin de le séduire, par toutes sortes de ruses, de manœuvres apotropaïques. Il est là, apaisant, tout au long de l'année. Il s'offre aux vents qui le rebroussent, à la pluie qui le fouette, au soleil, à la lune, dont il reflète les changeantes couleurs. Seul un gel tardif - cela s'est vu - peut avoir raison de la patience de ses rameaux. Mais sa souche résiste - dit-on – éternellement.

Des fauves étendues de l'Andalousie, sa toison déborde les colonnes d'Hercule jusqu'aux pieds de l'Atlas, s'en va adoucir l'austérité des plaines du Chélif, se déploie à perte de vue autour du Colisée d'El-Djem; des collines de Provence ou de Toscane, elle descend le long ruban des Pouilles, puis, par le rivage des Syrtes, rejoint le plateau de Galaad et remonte, par les vastes champs où la suit fraternellement le pistachier, jusqu'au haut promontoire du Stylite. Partout, du Couchant au Levant, tout autour de la mer, de la Mer d'entres les terres, de la «Mer blanche du milieu», s'enroule l'écharpe vert argent, pour confluer enfin avec les larges coulées venant du Magne par la Messénie, de la Magnésie par la Phtiode, dans l'auguste vallée du Pleistos, sous la garde des Phédriades.

Cette omniprésence, cette noblesse familière, cette antique puissance, d'où lui viennent-elles ? De qui tient-elle, la «γιαγιά ελιά», la «grand-mère olivier»? - féminine en grec comme tous les arbres à fruits. Elytis a bien senti l'affection révérencielle inspirée par le «don d'Athéna». Car il faut enfin revenir au mythe, agencé tardivement. Si l'olivier apparaît, délicatement coloré par la lueur de l'aube, sur une fresque de Cnossos, Homère ne connaissait sans doute que l'olivier sauvage, et l'Hymne à Athéna, très bref, ne relate que la mystérieuse naissance de la déesse. L'huile, en ces temps anciens, mêlée souvent d'aromates, servait essentiellement à la préparation d'onguents précieux; pour les déesses, les héros, les nobles, les riches. On sait la longue prospérité de cet usage sacré. Ce n'est qu'à la fin de l'époque homérique qu'elle fut employée couramment à cet usage domestique; au temps de Périclès, son échange contre du blé confirme sa valeur économique. L'olivier avait dès lors trouvé sa déesse tutélaire, et son mythe d'origine. On connaît bien l'affaire: l'ombrageux Poséidon toujours avide de possessions terrestres, creusant un puits d'eau saumâtre pour marquer son emprise, contestée par la déesse vierge, qui, elle, plante le premier olivier; l'arbitrage des dieux, et surtout des déesses, en faveur d'Athéna. Athéna, «fille forte d'un père fort», «fille de la Métis» de Zeus, cette notion intraduisible que Vernant et Détienne ont illuminé d'une clarté définitive. L'olivier donc – qu'on nous permette encore cette divagation – participerait de cette force, inspirait cette intelligence rusée, intelligence du corps lié par ses sens, autant que par les opérations mentales, au monde minéral, marin, végétal, animal, à la terre, à l'air, à l'eau, au feu.

Ainsi, mieux qu'un Esprit imprévisible, c'est la subtile Métis qui s'est incarnée dans Barba Triandaphyllos, tel qu'il est apparu un jour, et tel que son souvenir demeure, parmi les oliviers dévalant jusqu'à la mer. De l'autre côté du détroit qui vit passer la Nef Argo, «premier navire construit de main d'homme», brille, le soir, le phare de Trikkeri, et, là-haut, les lumières du village. Trikkeri, l'insulaire, serré sur un piton à l'extrême pointe du pays des Magnètes. L'eau y est rare, cette eau claire qui coule à flots dans le Pélion voisin, déborde des fontaines de marbre sur les grandes places dallées ombragées d 'énormes platanes. Mais les Tekkeriotes, dans la vigie de pierres sèches, gardent fièrement la mémoire d'un passé de haute mer, qui faisait résonner leur nom jusqau'à la Chine!

Barba Triandaphyllos, lui, ne fait pas de ces rêves de gloire. Il n'en a pas le temps (la grand-mère olivier a sa logique: généreuse, elle exige sa juste rétribution). À soixante-dix ans bien passés, il construit encore – l'un des derniers à en posséder l'art – les «pesoules», les murets de pierre sèche qui retiennent la terre au pied des arbres. Inoubliable – et inimitable – leçon pour celui qui l'observe. Petit, sec, condensé d'énergie pure, il porte au bas de ses reins, ployés selon la juste inclinaison, les pesants schistes bruns qu'il a repérés dans la pente. Son œil sagace aussitôt les mesure, les superpose, les assemble. Mais pas un geste, pas un pas inutiles, pas une position fausse des jambes, des pieds, des bras, des mains. Toute une économie du mouvement tendu vers la perfection de l'œuvre. Même exactitude pour, d'un coup sec de la hache, délivrer l'arbre des pousses stériles gourmandes de sa sève. On brûlera ces branchage à la période prescrite, quand la feuille du figuier juste éclose «est pareille à l'empreinte de la patte de la corneille», et que, sur la terre humide, les herbes arrivent à taille d'homme. L'œil et l'odorat, alors, s'assurent, par la couleur de la mer, la forme des nuages, la fraîcheur ou la tiédeur de l'air, que le capricieux Notos n'est pas tapi là-bas, derrière la Tragovouni, la Montagne du Bouc, prêt, d'une saute, à disperser les braises et propager l'incendie, danger et crime majeurs. Mais tout est calme. Quelques brindilles sèches, une seule allumette, et voilà l'amoncellement des rameaux verts qui crépite déjà, de toute son huile. Les femmes sont là, alimentant constamment les foyers de nouveaux feuillages. S'élèvent d'entre les collines d'épaisses colonnes de fumée blanche, parfum de bois tendre et de cendre.

Après la récolte, quand le jus de l'olive encore vert s'écoule du pressoir Barba Triandaphyllos y trempe un morceau de pain frais. Il va déceler, derrière la légère amertume, la teneur en acide qui fait la valeur de l'huile. Si c'est le goût du degré suprême, le Un, l' «Assos», alors tout son visage s'éclaire, ses pommettes encore fraîches rosissent, ses yeux bons et malicieux se plissent. La noble tâche est accomplie. On va pouvoir bientôt recommencer un nouveau cycle de travaux ?

Parfois, les soirs d'automne, dans les capitales désanchantées, on voit des hommes non plus jeunes, assis sur les bancs des squares étroits, aux carrefours où vrombit le métal. Ils parlent entre eux, à voix basse, peut-être des pays de l'olivier, dont un si grand nombre est venu. On pense alors à Barba Triandaphyllos, et l'on se dit que gît, dans le cœur de ces hommes, la vraie nostalgie. Non pas, sans doute, le désir d'un impossible retour au pays, mais bien plutôt du retour à soi, à son entière corporéité, prolongé par la terre, l'air, les montagnes, les arbres, le ciel, qui, jusqu'à leur maturité, avaient pénétré leur substance, formé leur rapport au monde. Dépossédés de leurs extensions naturelles, de leur outil d'intellection, de leur «métis» propre, ces «princes de l'olive et du fromage» - comme le poète Nerval désignait avec respect les paysans du Mont Liban -, ces hommes mutilés ont eu à reconstruire, difficilement, leur sobre dignité.

Barba Triandaphyllos, lui, est resté entier. Il est mort chez lui, dans sa cour étroite, devant sa toute petite maison de pierre. Kyria Maria, sa femme, ses filles, les amis, les voisins, tous sont venus partager ses derniers moments, recueillir les traces de son savoir, de son humour, de sa sagesse. À demi étendu sur un banc de bois dur, il ne se plaignait pas ; il montrait sinmplement sa jambe, qui ne le portait plus, avec un mélange de rancune et de compassion – comme un compagnon fidèle qui, inexplicablement, lui aurait manqué de parole.

Pour être exprimée poétiquement, elle n'est pas différente de celle de tant de déplacés », la «nostalgie inextinguible» qui a inspiré à Albeno Savinio, bien des années après l'avoir quittée, beau salut à «la ville de son enfance». Il n'y est jamais retourné. «Hormis l'enfance», d'ailleurs, «qu'y avait-il alors, qu'il n'y a plus?», Savinio aurait souscrit à ce vers d'un autre poète exilé. Mais il savait aussi que c'était là-bas que «s'était formée sa raison», là-bas que s'était secrètement cristallisée la matrice de ses rêves. En 1929 , il a peint Volos, de mémoire (la toile fait partie d'une collection privée). Une Volos à la fois très réelle - petite ville toute blanche blottie entre la mer et les hautes croupes du Pélion découpées sur d'étranges nuages - mais inscrite en même temps dans l'univers du mythe. Elle est vue de loin , de la rive d'en-face, qui abrite les mouillages très sûrs des villes antiques. Sinon Iolcos - qu'on n'a pas encore vraiment située-, du moins Pagasae, Demetrias. Le paysage est vu de l'intérieur d'un habitacle, la toile s'intitule Le départ des Argonautes... En haut, barrant en biais le coin droit du tableau, une voile - une tenture? - à demi carguée. La nef va bientôt s'élancer, s'élancer...

Savinio, mort en 1952, n'a pas su que sa ville le quitterait, quasiment détruite, deux ans plus tard, par un terrible séisme. Il ne la reconnaîtrait plus aujourd'hui, dans ce grand port vivant, dans cette ville jeune, animée le soir par une foule de promeneurs flânant le long des cafés, sur la large chaussée piétonne qui épouse longuement la courbure de la baie.

Mais par certains après-midi translucides d'automne, quand on débouche, venant du Sud, par l'étroit défilé du « Sôro », d'un seul coup la baie, la ville et la montagne se dévoilent au regard. Le couchant - heure du Soleil-Roi teinte d'un rose ineffable le vol de colombes posées sur les pentes , serrées en bas près du rivage. Alors, oui, les songes s'éveillent de nouveau, et s'envolent là-bas, vers la ville, avec le souvenir tendre du Marinier.

Texte extrait du n°1 de la revue Desmos / Le Lien, automne 1999

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